Le lien qui nous unit (l’hypertexte)

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L’hiver arrive, alors je me suis dit qu’on allait se mettre au coin d’un petit feu virtuel et que j’allais vous conter une histoire. Je verrai au montage si je peux nous mettre un petit fond sonore façon feu de cheminée mais j’ai peur que ça donne l’impression que je vous parle en crépitant dans les feux de l’enfer 🤣 bref, on verra.

L’histoire que je veux vous raconter aujourd’hui, c’est celle qui a permis notre rencontre, vous — chers auditeurs / auditrices — et moi (et oui) et pour cela, il faut remonter 34 ans en arrière, en 1989 en Suisse, dans les locaux du Conseil européen pour la recherche nucléaire, le CERN, labo consacré à la recherche sur les particules. Deux chercheurs, un informaticien britannique, un certain Tim Berners-Lee et un physicien belge, Robert Cailliau, veulent alors mettre au point un système d’échange d’informations entre scientifiques. Au mémo de Tim Berners-Lee, intitulé “gestion de l’information : une proposition”, viendra s’apposer sous forme de commentaire la réponse de son supérieur : “vague mais prometteur”. Assez pour permettre aux deux chercheurs de travailler sur ce qui bouleversera quelques années plus tard nos vies à tous : le web. Petite précision à ce niveau : je parle bien du web et non d’internet car internet existe déjà à la fin des années 80 : d’ailleurs les chercheurs du CERN, sur leur ordinateur NeXt, sont connectés à l’ARPANET, le premier réseau de transfert de données nés au début des années 70 mais l’histoire d’internet remonte même davantage, au début des années 60 et au contexte de la guerre froide, mais ça c’est une autre histoire. Ce qui nous intéresse ici, le web, est une application d’internet dont le but est donc à la base de faciliter la communication et le travail d’équipe pour les chercheurs du CERN. Le web fait intervenir trois technologies développées par Robert Cailliau et Tim Berners Lee : les adresses web (URL), le protocole de communication client-serveur HTTP ou “protocole de transfert hypertexte”, et le langage HTML. Et pour mettre tout ça en commun, ils créent le premier navigateur web, dont on connaît très bien les initiales encore aujourd’hui : WWW, WorldWideWeb.

C’est la première fois mais pas la dernière que je vous conseillerai d’aller consulter la version article de l’épisode, je vous mettrai à cet endroit du texte un lien vers la première page de l’histoire du web, qui atteste non pas du tout début du web puisque le screen date 1993 mais quand même ça donne une bonne idée de ce à quoi ça pouvait ressembler et vous allez voir que ça ressemble déjà pas mal à ce que l’on connaît aujourd’hui.

Alors bien sûr, ça ressemble au web d’aujourd’hui mais en apparence parce que ce qu’on peut appeler le web 1.0 n’est certes plus l’internet insulaire d’avant, mais ça reste un web statique, on se contente de relier entre elles des infos créés sur des ordinateurs différents mais d’une part il n’y a pas beaucoup de producteurs de contenu, ce sont un petit nombre de personnes, essentiellement des chercheurs, et les pages sont en “lecture seule” en quelque sorte. Il faudra attendre une dizaine d’années pour qu’arrive le web 2.0, celui que les millennials ont connus et avec lequel ils ont grandi, le web qui s’ouvre au grand public et qui devient un espace d’écriture et non plus seulement de lecture, de plus en plus dynamique, avec l’apparition des premiers moteurs de recherche, l’ensemble boosté encore par l’arrivée des appareils mobiles sur le net dans les années 2000. C’est l’âge d’or des blogs personnels, des skyblogs (RIP), tout le monde peut se créer son site, raconter sa vie, poster ses textes, ses photos : le web devient un espace de liberté assez incroyable, où chacun peut créer son propre médias indépendant finalement et où le contenu se multiplie de manière exponentielle, généré par les utilisateurs du réseau eux-mêmes. La philosophie du web à la base c’est ça, et elle est pas trop mal représentée par le web 2.0 à ses débuts : que l’on soit un particulier ou une multinationale, on a à la base le même poids : tout le monde est légitime de faire porter sa voix à l’ensemble et de contribuer au “réseau”, à la toile mondiale qui se tisse. Le principe de non-hiérarchie est un des principes centraux du web tel qu’il a été pensé par Tim Berners Lee : non-hiérarchie des créateurs et non hiérarchie des informations. C’est un réseau, c’est-à-dire qu’en théorie il n’a pas de commencement et de fin, pas d’entrée et de sortie au sens traditionnel du terme. Une petite note sur ce qui constitue la première page de l’histoire du web, accessible sur le site du CERN et consacrée au projet du WEB, stipule, dans la catégorie “general overview” : “There is no “top” to the World-Wide-Web. You can look at it from many points of view”.

Overview of the Web (cern.ch)

Le Web des débuts est totalement décentralisé et incarne une vision aux accents utopistes entre universalité, simplicité d’utilisation et gratuité des protocoles qui appartiennent au domaine public. Le Web des débuts, selon la vision de ses créateurs, doit amener une véritable révolution dans l’accès à l’information, d’accord, mais aussi dans la constitution du savoir : démocratique et participatif, il incarne l’utopie d’une élaboration collective de la connaissance et d’une humanité enfin réconciliée. On sait d’ailleurs à quel point le web nous a pour beaucoup sauvés lors de la pandémie en se transformant en véritable refuge, se substituant provisoirement au monde réel qui ne nous permettait plus de nous rencontrer.

Un des plus beaux exemples de construction collective et participative du savoir est cette pépite du web que représente Wikipedia, né de la collaboration entre l’entrepreneur américain Jimmy Wales et le philosophe Larry Sanger. Ceux / celles qui étaient au collège ou au lycée comme moi dans les années 2000 vous savez que l’on prononçait même simplement le nom de “Wikipédia” à l’école on se faisait allumer, comme si on venait de dire qu’on avait trouvé l’info au PMU du coin. Aujourd’hui je n’ai pas l’impression que ça soit encore le cas, ou plus autant en tout cas, parce que Wikipédia a su garantir un accès fiable et crédible à la connaissance en opérant notamment ce que l’on nomme son “tournant qualitatif” en 2006/2007 et en actant l’obligation de citer ses sources tout en supprimant un certain nombre d’articles jugés peu fiables. Encore aujourd’hui, il y a toute une communauté de wikipédiens bénévoles qui veillent à la bonne santé de cette pépite du web, en se réunissant dans l’espace de discussion communautaire appelé “le bistrot” (tiens tiens !) et en débattant de sujets aussi passionnants que le statut des sources événementielles par exemple — c’est-à-dire que faire des articles d’actu, faut-il les considérer comme des sources ? comment enrayer une possible boucle wiki / média puisque certains médias prennent leurs infos sur wikipédia et inversement ; quels critères pour une source fiable ? Comment garantir un équilibre des points de vue ? Bref, c’est passionnant, je vous recommande au passage le podcast de France Culture intitulé “Wikipédia : le plus beau cadeau d’internet ?” Si vous voulez en apprendre davantage sur le fonctionnement du site et sur toutes ces questions — de fiabilité et de partialité — qui sont en même temps des questions que l’on doit se poser face à toute information finalement.

Il est important de se rendre compte que le monde numérique s’est inventé tout seul, loin du marché et des Etats — vous commencez déjà à voir que ça sent le roussi mais laissez-nous contempler l’utopie quelques secondes supplémentaires. Le 8 février 1996, à Davos, John Perry Barlow prononce un discours désormais iconique dans l’histoire du web intitulé la “Déclaration d’indépendance du cyberespace”. John Perry Barlow est l’un des fondateurs de l’Electronic Frontier Fondation (EFF), une ONG internationale de protection des libertés sur internet et la déclaration dont il est question prône un internet libre en s’adressant aux géants du monde industriel avec ces mots :

« Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us. You have no sovereignty where we gather. »

C’est vraiment l’ambiance qu’on a à l’époque : un internet libre et démocratique, autonome, aux mains de ses communautés d’utilisateurs-concepteurs ; un monde d’échange, de conception collaborative du savoir et d’intelligence collective, conscient du pouvoir qu’il a entre les mains. Il est bon de rappeler à ce stade que le fameux John Perry Barlow, si son nom vous dit par ailleurs quelque chose, c’est aussi probablement parce que cet habitué des communautés hippies dans les années 70 se trouve être un ancien parolier du célèbre groupe de rock californien Grateful Dead, dont un certain Steve Jobs était un fan de la première heure.

Avant d’observer comment cette utopie s’est littéralement transformée en dystopie et de potentiellement verser nos meilleures larmes sur les ruines de la conception “Tim Berners-Leeènne” du web, il faut que je vous dise qu’on a passé le plus intéressant sans même s’en rendre compte.

Bon en fait on a passé plusieurs histoires passionnantes comme “l’histoire secrète et incroyable de Robert Cailliaux”, le physicien belge co-fondateur du web (je vous link ici encore un excellent podcast à ce sujet), ou encore — dans les choses passionnantes qu’on a passé — le moment où l’Europe ne s’est pas rendue compte du potentiel que représentait le web et a laissé filer le bébé outre-atlantique (… ouai… je sais…). Je suis aussi passée sur le magnifique arc narratif que constitue la descente aux Enfers de Yahoo, pour laquelle je vous renvoie à l’excellente vidéo du youtuber feu Un Créatif. Je vous mets les liens de tout ça dans le script vraiment allez voir c’est croustillant.

Parce que oui, on a raconté que la moitié de l’histoire si on ne s’attarde pas sur ce qui constitue le cœur, le principe même de cette révolution. Tim Berners Lee et ses comparses ont fait bien plus qu’inventer un moyen de communication révolutionnaire, et je vais vous le prouver. En 1989, Tim Berners Lee a tout bonnement décidé que l’internet serait constitué d’informations reliées entre elles par des liens. Il a créé “la toile”, c’est-à-dire la possibilité de lier les documents et de naviguer entre eux. Ce que ces chercheurs ont inventé, c’est un monde à contre-courant du système de classification classique des savoirs dans des catégories et dans des cases : à la place, ce sont les documents eux-mêmes, et donc ceux qui les écrivent, qui décident de leur classement. Le principe de l’hypertexte permet de sauter de page en page, d’idées en idées, de mots en images, de surfer, puisque c’est bien comme ça qu’on dit. L’idée principale du web est en effet que les pages web aient une adresse et que chaque personne puisse décider d’y renvoyer, sans idée de hiérarchisation des pages entre elles, cette idée est arrivée plus tard, avec les moteurs de recherche et leurs algorithmes notamment et la capitalisation du web, qui donnent l’impression que les pages de sont en réalité pas neutre et par là que l’hypertexte ne sert qu’à fournir d’un information “supplémentaires” ou “secondaires”, ce qui n’est pas le cas dans son principe.

Des idées qui sautent, l’une vers l’autre, qui dialoguent, s’interpellent, se répondent. Voilà qui aurait probablement intéressé Sigmund Freud, qui fait reposer la méthode psychanalytique sur la libre association, porte ouverte sur le “monde merveilleux des processus psychiques”, rempart contre la censure, et clé de voûte d’un discours plus libre, et donc libérateur, émancipateur. Le principe de l’hypertexte fait vaciller le web en tant que territoire : c’est un réseau, c’est-à-dire un entrelacement de liens hypertextuels à n dimensions, ni totalement réel, ni totalement virtuel, toujours entre-deux. Un territoire qui présente le paradoxe d’être à portée de clic tout en se dérobant toujours, qui n’a ni entrée ni sortie, ni commencement ni fin, ni périphérie ni centre. Une présence sans cesse actualisée qui fait en même temps signe vers l’absence, celle des liens perdus, des liens cassés ou oubliés, engloutis à jamais par le cyberespace. Des territoires engloutis, qu’un missclic ou une soirée à “se perdre sur internet” peut parfois suffir à faire émerger. Lequel d’entre vous ne s’est pas déjà retrouvé devant un championnat de course de billes à 2h du matin alors qu’il faisait une banale recherche sur internet ? C’est aussi ça la magie du web, permettre de sortir des chemins battus, permettre de s’égarer et de trouver l’inspiration en découvrant de nouveaux univers, puis de créer de nouveaux ponts vers ces univers, de nouveaux liens, comme de nouveaux chemins. D’ailleurs, on est pas à l’abri que je dissimule quelques liens wtf dans le script de cet épisode, voire que des liens apparaissent et disparaissent au fil du temps, parce que c’est ça aussi internet, des textes qui s’écrivent, s’effacent, se réécrivent, se métamorphosent, se meuvent, s’agencent, se réagencent…

La plupart du temps on atterrit par hasard sur tout un tas de trucs loufoques ou étranges en sautant de liens en liens mais il y a aussi des outils qui permettent de naviguer de manière moins conventionnelle sur internet, comme Petit Tube, un site français permettant d’accéder de manière aléatoire à des vidéos youtube n’ayant jamais été vues auparavant et échappant aux algorithmes classiques. Il y a quelque chose de subversif et de presque anarchiste dans l’architecture même du web et dans son invitation constante à bifurquer, à s’égarer, à errer, comme dans l’absence de nœud central, dont la destruction engendrerait la destruction de l’ensemble.

Ce fonctionnement rhizomatique et évolutif du web est sûrement bien plus fidèle au fonctionnement naturel de la mémoire et de la pensée que ne l’est tout autre système. Rappelez-vous du passage célèbre de la madeleine de Proust que l’on a parfois la fâcheuse manie de réduire sur le mode : la madeleine lui rappelle son passé ou lui rappelle sa tante. Mais Proust nous dit bien plus : la madeleine faire jaillir la première étincelle, puis chaque nouveau souvenir active un nouveau souvenir, par capillarité, comme une étoile viendrait allumer par proximité ou voisinage d’autres étoiles, d’autres constellations, jusqu’à laisser scintiller une galaxie mouvante de sensations, d’images, de mots, de concepts, de savoirs, de souvenirs. Ecoutez plutôt le passage suivant juste celui que l’on a l’habitude de citer.

“Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.”

PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, GF Flammarion, Paris, 1987, p. 140–145

Le rhizome est une tige souterraine qui permet elle-même de former de nouveaux plants. Il est parsemé de petites tiges, qui se déploient dans tous les sens. Parmi les plantes à rhizome on retrouve la fougère, les iris, la pomme de terre, le gingembre ou encore le bambou. Le terme de rhizome est repris par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Mille Plateaux. Le rhizome renvoie aussi bien à la structure de notre cerveau qu’à notre façon d’appréhender le monde mais aussi à notre façon de constituer et d’élaborer le savoir.

La structure du web est celle d’un rhizome dont l’architecture réticulaire est composée de nœuds et de radicelles, se déployant de manière multidimensionnelle. Chaque endroit du web est susceptible d’être connecté à un autre endroit à des années lumières de lui dans le cyberespace, contrairement à une structure type arbre, autre structure en réseau mais où chaque branche est finalement toujours liée hiérarchiquement à un même et unique tronc. Les structures de type arborescent sont celles qui dominent dans la société (dans le domaine de la connaissance, de l’éducation, de la gouvernance politique, etc). C’est cette particularité, le fait d’être une structure en rhizome, qui fait du web un univers si particulier. Le rhizome, c’est autant la structure du web que celle de notre cerveau, c’est le lien entre les neurones comme entre les idées, c’est la conjonction et, conjonction à laquelle Deleuze reconnaît “assez de force pour secouer et déraciner le verbe être”.

Lire ou écrire à l’heure du web, ça n’est pas seulement naviguer de page en page, car on est libres d’ajouter ou de cliquer sur un lien, comme on est libre de ne pas le faire, et chaque fois se dessine un nouveau texte, sans cesse réactualisé par le choix d’avoir cliqué ou non, d’avoir choisi de croiser ou non d’autres idées entre temps, et ça je trouve ça magnifique. Pour suivre les analyses de Jean Clément sur la discursivité hypertextuelle et celle de Yves Jeanneret sur les “écrits d’écran”: alors que tourner les pages d’un livre ne suppose aucune interprétation particulière, cliquer sur un lien hypertexte est un acte d’interprétation, une “interprétation actualisée par le geste”. Sur le web, nous sommes des lecteurs-acteurs qui influent et agissent sans cesse sur la forme finale du texte et qui prennent part à la construction, à l’élaboration du sens. Un monde virtuel à l’image du monde postmoderne dans lequel nous évoluons finalement, où nous ne sommes plus guidés par une structure narrative claire, un début et un sens de l’histoire, ou une quelconque histoire même.

Alors je suis d’accord avec vous, c’est aussi stimulant que flippant finalement, autant en ce qui concerne le web qu’en ce qui concerne la structure potentielle de notre réalité. On pense à Umberto Eco et à ses réflexions sur le mythe du labyrinthe et notamment du labyrinthe de type rhizomatique, où tous les éléments sont susceptibles de se connecter entre eux selon les intentions de l’individu qui choisit lui-même son propre trajet, sans qu’il n’y ait jamais de centre à atteindre comme dans le labyrinthe classique dans ses origines mythiques, et dont Umberto Eco fait l’allégorie de la réalité contemporaine complexe dans laquelle nous évoluons. Je me demande alors si la mode des escape game, que l’on pourrait prendre pour du masochisme inconscient ou un loisir ironico-cynique dans un monde postmoderne qui ressemble déjà bien trop à un escape game grandeur nature, eh bien je me demande si l’escape game n’est pas en quelque sorte une façon de nous rassurer en retombant sur une forme pré-moderne de labyrinthe, labyrinthe dont on a au moins une chance garantie de s’échapper si on parvient à relever le défi.

Si le web est un labyrinthe de type rhizome, alors il est autant une construction qu’une projection, sans cesse renouvelée, d’un labyrinthe intérieur, celui de l’esprit qui clique sur tel ou tel lien, pour déployer et s’aventurer sur tel ou tel pan d’un paysage virtuel toujours en mouvement. Dans son article intitulé “l’arbre, le labyrinthe et l’océan. Les métaphores du savoir, des Lumières au numérique”, B. Juanals décrit un lecteur-acteur qui peut désormais “opérer comme une sorte de duplication de l’espace abstrait de ses raisonnements sous la forme d’un espace physique”. Je citerai enfin pour conclure provisoirement la conclusion de l’excellent article sur lequel j’ai basé nombre de mes analyses à ce propos et que je ne saurais que trop vous recommander de lire dans son entièreté, il s’agit d’un article coécrit par Paulina Koszowska-Nowakowska et Franck Renucci, publié en 2011 dans Les cahiers du numérique, intitulé “L’hypertexte : approches expérimentale et herméneutique” : je cite donc la conclusion de la conclusion de l’article qui, je le répète, ne doit pas vous dissuader de lire l’article en entier : “Chaque texte se manifeste alors par l’ouverture qu’il propose pour un lecteur qui se place entre l’ordre et l’aventure. C’est une autre définition de l’hypertexte.”

Vertigineux, n’est-ce pas ? Rien d’étonnant à ce qu’un (cyber)espace tant ouvert à l’incertitude, oscillant sans cesse entre virtualité et réalité, se retrouve le terrain privilégié de la créativité participative : on crée des mods pour jouer à des versions personnalisés de nos jeux vidéos préférés, on contourne les algorithmes en diguant dans des banques de sons alternatives, on crée des playlists collaboratives et auto-évolutives en fonction des écoutes de chacun des participants, … et rien d’étonnant à ce que cet espace hybride et insaisissable se transforme aussi facilement en terrain de jeux pour les créateurs d’ARG, Alternate Reality Games ou “jeux en réalité alternée” qui mettent merveilleusement bien à profit ces caractéristiques du web que nous venons de citer ainsi que le principe de l’hypertexte et de la transmédialité. Ce sont des récits interactifs, sorte de jeux de piste ou chasses au trésor, à cheval sur le monde réel et le monde virtuel. Si vous ne savez pas de quoi il s’agit et que ça vous intrigue, à juste titre, je vous renvoie vers une vidéo de l’excellent Feldup à propos d’Eiffel1812, “le mystère qui a secoué Twitter”, et à d’autres vidéos où il explique même comment faire un ARG, videos auxquelles je ne manquerai pas de vous renvoyer via quelques liens hypertextes évidemment. Notons que les joueurs de jeu en réalité alternée utilisent parfois le terme d’argonaute pour se désigner eux-mêmes : on navigue sur internet comme on navigue sur des flots mythologiques, tout se tient.

[PDF] Geophilosophy and methodology: science education research in a rhizomatic space | Semantic Scholar

Le web nous donne également des clés pour repenser certains pans du réel, ou en tout cas bâtir des ponts, tisser de liens nouveaux, permettant de s’engager sur des chemins inexplorés, à l’image d’Yves Amyot, le “marcheur pédagogue”, qui théorise au début des années 2000 dans son ouvrage du même nom “une pédagogie rhizomatique”, inspirée autant par Deleuze et Guattari que par les écrits du philosophe du cyberespace Pierre Lévy et visant en premier lieu à contrer le problème de l’isolement (de l’élève comme du professeur) en milieu scolaire. Il imagine une classe en réseau et un usage du numérique décloisonnant, à l’ADN fondamentalement interdisciplinaire et aux nouveaux espaces de travail collaboratifs. La matrice de la pédagogie rhizomatique est reprise en 2014 et expérimentée par l’Université et la région Lorraine à travers le projet Plateau.

Quelle histoire quand même… enfin, pour revenir à l’histoire du web en tant que telle, et pour la reprendre là où nous l’avons laissée, force est de constater qu’on est quand même allés de déceptions en désillusions. Enfin je dis “on”, mais je peux déjà parler des créateurs du web eux-mêmes, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau. Tim Berners-Lee s’est exprimé à plusieurs reprises sur la tournure prise par le web, qui s’est depuis bien éloigné des idéaux portés par ses intentions. Et si Tim Berners-Lee s’exprime, Robert Cailliaux s’est quant à lui muré dans le silence et s’intéresse désormais au sauvetage de l’humanité sur Terre face au réchauffement climatique et à l’explosion démographique. En 2018, il finit par confier au journaliste Quentin Gardon, parti à la recherche de celui qu’il appelle “l’oublié du web” : « Moi, j’ai toujours rêvé d’une république de citoyens responsables, mais où est elle? Les géants du Web sont des impérialistes qu’on distingue à peine des États totalitaires, qui décident de ce qui est acceptable ou non, Le Web, c’est Facebook et du commercial, rien d’autre. Je ne veux plus y aller » ~ Robert Cailliau

Qu’en est-il vraiment ?

Il est vrai que depuis, créer son site comme on pouvait rêver de le faire au début des années 2000 est devenu soit un truc de boomer comme disent les millenials, soit un truc de professionnel ou d’entreprise, en gros. Très vite, on a préféré créer un compte FB et maintenant on crée un compte Twitter, euh pardon X, et en écrivant d’ailleurs je me rends compte que ces phrases vont probablement vieillir très vite et très fort donc pour les auditeurs du futur, vous qui m’écoutez en 2052, sachez qu’à l’heure où je parle on est en 2023. Les grandes marques du web sont installées comme des rois et reines sur leurs trônes et il serait naïf de penser que le web n’est pas le terrain de guerres idéologiques comme de guerres technologiques, en même temps que d’enjeux de sécurité que nous ne pouvons plus ignorer dans un monde post-snowden. Alors comment en est-on arrivé là ?

Nos heures passées sur les plateformes ont une valeur dont les enjeux monétaires ont été vite perçus par celles-ci (quand on dit que le temps c’est de l’argent !). Notre temps, mais aussi nos données, qui se collectent, se stockent, s’échangent, se vendent et s’achètent comme des marchandises classiques. L’enjeu est celui de la publicité ciblée, pour laquelle les plateformes ont plutôt intérêt à nous garder le plus longtemps possibles, et quoi de mieux pour nous garder que de tirer sur la corde sensible, celle d’émotions toujours plus extrêmes, celle du buzz, du drama, de la polémique, du contenu engageant car clivant, polarisant. Le web 2.0 s’est petit à petit refermé sur lui-même, des rapports de force et de la hiérarchie sont apparus au cœur de ce qui avait vocation à ne pas en avoir : le web semble avoir glissé de l’utopie démocratique au régime monarchique ou oligarchique.

Et pourtant, il semble que l’ADN du web contienne la potentialité de sa libération : si ces pouvoirs ont été donnés, alors il doit être possible de les reprendre. Ce que l’on nomme le web 3.0 remet à l’honneur la confiance mutuelle qui était aux fondements de l’utopie initiale. De nouvelles technologies, notamment celle de la blockchain, permettent d’entrevoir un web de nouveau décentralisé, permettant de contourner les plateformes intermédiaires en privilégiant les transactions d’utilisateur à utilisateur, comme dans le domaine des crypto monnaies et de renouer avec le vieux rêve d’être connectés les uns aux autres, sans dépendre des géants de l’internet ou des apps, comme c’est le cas actuellement. On parle d’app décentralisées, les “dapp”, travaillant dans la logique des wallets plutôt que de celle des navigateurs (c’est la même logique que de contourner les grandes enseignes de distribution pour acheter directement au producteur finalement).

Créé en 2018 par Tim Berners-Lee, l’application Solid, sorte de “coffre-fort numérique” permet de stocker ses données plutôt que de les confier à des entreprises. D’autres réflexions sont en cours sur les systèmes de rémunération. Le navigateur BRAVE par exemple propose de bloquer les publicités mais de pouvoir en contrepartie rémunérer les sites utilisés en Bitcoin et c’est un exemple parmi tant d’autres autour de cette question de la généralisation de micro-paiements rémunérant les sites autrement que par la pub et le ciblage des habitudes des utilisateurs. Ces technologies et ces innovations laissent de nouveau espérer à un web plus respectueux de la vie privée, plus démocratique et plus sécurisé, où chaque utilisateur serait à même d’avoir la main sur ses propres données.

Ce voyage dans le temps et dans le cyberespace n’aura pas été de tout repos. Il nous aura plongés dans un monde en perpétuelle métamorphose, et réajustement permanent des futurs possibles. En progressant de liens en liens, en considérant l’hypertexte comme une carte du ciel aux constellations évolutives (P. Levy), nous avons redécouvert la structure associative du sens : donner du sens, c’est relier, bâtir des ponts, jeter des passerelles, construire un hypertexte. Le web nous propose de construire cet hypertexte ensemble et nous contraint, à chaque pas, à nous re-poser la question : “Qui sommes-nous les uns pour les autres? Où en sommes-nous ?” (Pierre Lévy)

The Web as Rhizome in Deleuze and Guattari | Blue Labyrinths

A lire :

L’hypertexte, instrument et métaphore de la communication, Pierre Lévy, 1991 : https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1991_num_9_46_1831

KOSZOWSKA-NOWAKOWSKA Paulina, RENUCCI Franck, « L’hypertexte : approches expérimentale et herméneutique », Les Cahiers du numérique, 2011/3–4 (Vol. 7), p. 71–91. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2011-3-page-71.htm

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