Le géant noyé (Love, Death and Robots, S02EP08)

Si vous ne voulez pas être spoilé.e.s par cet épisode, je vous invite à aller d’abord voir l’épisode sur lequel je vais livrer ici les réflexions qu’il m’inspire : l’épisode final de la saison 2 de Love, Death and Robots, disponible sur Netflix. L’épisode de la série dure une dizaine de minutes. Si vous ne l’avez pas vu et que vous souhaitez quand même écouter ce Culture Bis, je ne pense pas que ça soit dérangeant !

Imaginez qu’un jour, un géant à l’apparence humaine mais au corps aux proportions titanesques et à la carrure colossale soit retrouvé mort échoué sur une plage. Vous ressentiriez sûrement une insatiable curiosité, et très vite de la peur voire de l’effroi. Vous seriez pétris d’une incompréhension qui vous sidèrerait vous et le reste du monde, retenant son souffle devant les écrans de téléphone et de télévision.

Probablement. C’est en tout cas ce à quoi s’attend Steven, un scientifique appelé à venir documenter cet événement extraordinaire dont la rumeur courait en ville : le cadavre d’un géant aurait été retrouvé échoué sur la plage plus tôt dans la matinée par des pêcheurs locaux.

Avant d’entrer dans cette histoire, il faut s’attarder quelque peu sur le lieu : la plage. Un lieu qui, jusqu’à il y a encore relativement peu de temps, disons jusqu’à la fin du 18ème siècle, n’en était pas un. La plage est avant cette époque un non-lieu, un seuil, une frontière dangereuse et inquiétante entre notre monde, habitable, et le monde marin, peuplé de monstres et de créatures en tout genre. La plage est le lieu des naufrages, le point de contact entre le connu et l’inconnu. On mettra beaucoup de temps à l’apprivoiser, en en faisant tout d’abord un lieu thérapeutique, de soin. Alors attention au 18ème siècle on est encore loin de la petite cure thermale sympathique : les bains sont très brutaux, on plonge les malades dans l’eau déchaînée comme si on les plongeait dans du poison qui devait servir d’antidote aux maladies mentales notamment. Après vous connaissez la suite, on s’y aventure peu à peu, on la domestique, on apprivoise notre peur et notre appréhension, arrivent ensuite les congés payés, les vacances au soleil, vous connaissez, et on ne sait comment Vacra se retrouve à tourner le clip de Tiki Taka sur la plage de Pornichet, dans une décontraction qui aurait horrifié quelques siècles auparavant.

Donc la plage, je disais, ce lieu de transition resté longtemps très inquiétant, ce point de contact entre nous et l’Autre, l’inconnu, l’étranger. On a longtemps cru à l’existence par-delà les mers de peuples et tribus aux particularités en tout genre, aux limites de l’humain, à l’instar des Sciapodes, évoqués par plusieurs historiens grecs de l’Antiquité, dont la particularité était de n’être doté que d’une seule jambe terminée par un pied gigantesque leur servant à l’occasion de parasol pour se protéger du soleil. Pratique.

Sciapodes — Wikipedia

La plage est donc un lieu où se côtoient (jeu de mot assez fin vous remarquerez au passage) le connu et l’inconnu, le seuil entre terre et mer, la lisière entre le proche et le lointain, l’autre et le même, l’ici et l’ailleurs, le réel et le fictif, le rationnel et l’irrationnel, le mythique, le mythologique. C’est un lieu de transition, de transit, d’où l’on part ou où l’on accoste, où l’on s’échoue…

Approchons avec Steven de ce « nouvel arrivant », qui n’est ni une exagération, ni une illusion d’optique, comme il le pense au premier abord et observons avec lui le corps du géant.

« Des proportions sans mesure », « un visage noble au un charme distingué », ayant appartenu à un « homme jeune, au naturel discret et modeste », « une carrure formidable et homérique », digne d’un « Argonaute noyé », d’un « héros de l’Odyssée ». Steven lie d’emblée le géant — malgré son apparence humaine — à la race des héros grecs ou des héros de la mythologie ; il a quelque chose du divin, ou du moins il oscille entre humanité et divinité, ce qui est le caractère principal des héros : il n’appartient pas à notre monde, tout en appartenant pas au monde des dieux, il est « entre », ni ici, ni là-bas, un peu comme la plage sur laquelle il s’est échoué.

L’étude des corps iliadiques et héroïques nous apprend que le héros oscille de par son statut entre immortalité, invulnérabilité et déficience, que son corps est parfois torturé, mutilé, tué, voire sacrifié.

Je vous invite en passant à aller jeter un oeil à la version article de ce podcast car j’y mettrai comme d’habitude des liens, comme le livre auquel je m’apprête à faire référence ici, le livre de Jérôme Wilgaux et de Véronique Dasen, « Langages et métaphores du corps dans le monde antique ».

Le corps du héros antique répond à des critères de beauté et de bonnes proportions ; c’est un archétype dont l’harmonie du corps présage de l’âme noble qu’il renferme. Le héros antique se doit d’être beau physiquement : Hylas devient argonaute sur le simple critère de sa beauté remarquable, et le corps du héros antique est le reflet extérieur de la noblesse intérieure du personnage. Il se doit d’être grand en taille car il est grand moralement : une sandale que l’on attribuera à Thésée ne mesurait pas moins de 90cm, taille à peu près similaire à l’empreinte de pied attribuée à Héraclès sur un rocher en Scythie.

Steven se met alors à penser qu’à côté de ce géant, qui s’impose par « l’irréfutablilité de son existence », “contrairement aux nombreuses choses incertaines de ce monde”, les spectateurs sur la plage ont l’air de « copies imparfaites et insignifiantes ». L’irruption, ou l’émergence, l’apparition d’un absolu dans un univers frappé de relativité.

Les spectateurs, justement, ne se comportent paradoxalement pas du tout comme nous aurions pu l’imaginer : ils sont bien sûr surpris, un peu craintifs les premiers instants, mais ils ne semblent pas pour autant ressentir de peur, d’effroi ou d’horreur, face à ce corps, humain ou non. La curiosité et la réserve des premiers instants se transforment bien vite en cris de joie et d’acclamation lorsqu’une personne entreprend l’ascension du corps du géant et réussit à se hisser au sommet. La foule, telle un essaim ou une colonie de fourmis, se met à escalader le géant et fait de son corps un gigantesque terrain de jeu.

On serait tentés de voir en ces scènes de liesse une métaphore de la vie qui triomphe sur la mort, une cohabitation des deux mondes, un entrelacement assez beau finalement. Mais le spectateur derrière son écran peine à oublier, contrairement à la foule, qu’il s’agit là d’un cadavre géant, et que ces « jeux » ressemblent davantage — derrière le masque du fun — à une profanation et à une dégradation qu’à un deuil réussi. La mélancolie de Steven à la vue de ces scènes renforce évidemment cette impression.

Pour Steven, le géant est « toujours vivant ». Pourtant, ni à ce moment-là ni plus tard il ne sera question de son identité. Tout ce que l’on apprend du géant est déjà présent là : dans ce corps, cette carrure, les traits de ce visage. C’est une des premières choses qui interpellent dans cet épisode : l’anonymat du géant et l’absence de réponse sur ce qu’il est vraiment : est-il une créature mythologique, venue de temps anciens ? Appartient-il à un peuple de géants ? Quel lien entretient-il avec l’humanité ? Est-il réellement géant ou ne l’est-il que pour les spectateurs qui l’observent ? On pense ici aux voyages de Gulliver débarquant sur l’île des Lilliputiens, une des sources littéraires de l’épisode.

L’identité du géant et la question de ce corps échoué ne sont jamais traitées : appartient-il aux habitants, puisqu’il est mort et que son identité est inconnue ? Le comportement des spectateurs, dont les uns dansent et jouent sur le torse du géant pendant que d’autres chillent au creux de son oreille, semble indiquer qu’il est perçu d’emblée par la foule comme une chose qui leur appartient et sur laquelle ils ont tous les droits. D’ailleurs, trois jours à peine seront passés quand les premiers tags apparaîtront sur le corps du géant, qui subit alors des dégradations et des mutilations de la part des habitants.

Le spectateur de la série est face à une myriade de questions métaphysiques et morales : qu’advient-il du corps après la mort ? À qui appartient-il une fois que la mort dépossède son propriétaire de son enveloppe terrestre ? Quels droits avons-nous sur le corps mort, quels devoirs ? Ici en tout cas, aucune cérémonie, aucun rituel, le corps est approprié, dégradé, transformé.

Ce que documente Steven, le destin du géant sur cette plage, consiste essentiellement en l’observation du comportement de la foule vis-à-vis de lui, plutôt qu’un travail véritablement « scientifique » au sens où on aurait pu l’imaginer au premier abord. Pas de dissections, de prélèvements. De sa part en tout cas, car la dissection est en quelque sorte amorcée par le peuple lui-même dès les premiers signes de pourrissement du corps. Puis ce sera au tour de la police et des employés de la ville de venir jour après jour découper, partie par partie, le corps du géant.

Alors que Steven perçoit en ce corps quelque chose qui le dépasse, une certaine transcendance qui le plonge dans un état méditatif et réflexif, les habitants sont, eux, « humains, trop humains », voire presque animaux : ils dévorent et dissèquent leur proie, comme de petites fourmis rieuses. On pense alors à ce qu’étaient les premières dissections pendant la Renaissance, au moment où le corps cesse d’être une enveloppe sacrée pour devenir un composé de tendons, d’os, de tissus et d’organes.

Rembrandt, « la leçon d’anatomie du docteur Tulp » (1632)

La dissection à cette époque est aussi un divertissement, un spectacle, ayant parfois lieu dans ce que l’on appelait des « théâtres anatomiques », durant souvent plusieurs jours et se structurant ainsi en plusieurs parties, comme autant d’actes d’une pièce de théâtre, auquel s’invitaient et assistaient les notables de l’époque.

Notons, puisque nous avons évoqué Gulliver, qu’il était chirurgien avant d’être le capitaine que nous connaissons. Les Voyages de Gulliver, c’est ce que l’on pourrait considérer comme une expérience de pensée (c’est ce qu’est la littérature finalement), un jeu avec les propositions et les dimensions, un renversement qui sert une étude humaine et critique sociale.

Mais là, dans l’histoire du géant noyé, tout est trop “objectif” : il n’y a pas de tragique, il n’y a que du fun, suivie d’une dissection très pragmatique.

Les habitants semblent être insensibles à son caractère extraordinaire (ou en tout cas ne voir l’extraordinaire que par le prisme de l’amusement), et à sa ressemblance avec l’humain. Il n’y a que Steven qui semble percevoir en lui quelque chose de merveilleux.

On peut se demander quel lien de parenté entretient le géant avec ses petites copies humaines. Le géant est-il une sorte de monstre ? Les monstres ne font pas forcément tous peur en effet, et la créature entretient bien avec ses petits avatars quelque chose de l’ordre de la déformation, de l’agrandissement, de l’hypercroissance.

À l’image de son arrivée sur la plage, le géant revêt un caractère exceptionnel, a-normal, qui nous fait forcément questionner la notion même de normalité, comme tout monstre invite à le faire. Où se situe la frontière entre la normalité et l’a-normalité, entre l’humain et le non-humain, entre l’homme et le monstre ? C’est toute la question de l’identité qui est posée ici à travers ses modulations, ses transformations : à quel moment est-il trop un géant pour cesser d’être un humain ? quand cesse-t-il ensuite d’être un géant pour devenir un squelette ? À quel moment finit-il par ne même plus être la somme de ses parties : À quel moment cesse-il d’exister, tout simplement ?

Le monstre est étymologiquement celui qui montre, qui avertit, qui met en garde.

Il est temps de nous demander ce que tente de nous dire le géant, de quoi il tente de nous avertir.

Pour cela, il faut s’attarder sur ce qu’il advient des restes du géant, une fois son corps démembré :

C’est en faisant un tour en ville, quelques mois plus tard, une fois toute cette histoire oubliée par la plupart des gens, une fois que le « nouvel arrivant » est une histoire ancienne que rien ne sépare plus de la légende, que Steven remarque ça et là les traces du géant. Le géant s’est « dissous » sur la plage pour apparaître ça et là dans la ville. On observe par exemple un de ses os en guise d’ornement sur la façade de la boucherie locale Ballard. Mais ce n’est pas la seule trace du géant dans la ville, ses restes sont maintenant intégrés ça et là au paysage local.

Mais finalement, n’est-ce pas le cours des choses, que d’intégrer ce qui meurt et de le faire contribuer d’une certaine manière à la poursuite de la vie ? La vie n’est elle pas cette perpétuelle reconfiguration des choses par désintégration et réintégration ? Les reliques du géant ne sont-elles pas le signe qu’il appartient maintenant à l’histoire commune, l’histoire de tous, et qu’il marque inconsciemment la mémoire de toute une ville ? Ne faut-il pas considérer tout ça comme un hommage au géant ?

C’est même ce que fait de manière méta ce récit, comme toute sorte de récit d’ailleurs : créer du nouveau à partir de l’ancien,et laisser transparaître ça et là quelques références, comme autant de petits clins d’oeil reconnaissants ?

Notons ainsi que cet épisode est l’adaptation de l’œuvre d’un autre chirurgien (encore un) reconverti en auteur de science fiction, James Graham Ballard, auteur en 1964 du recueil « The terminal beach », contenant la nouvelle du géant noyé… « Ballard », comme le nom de la boucherie. Ballard, né le 15 novembre 1930, « 15111930 », comme la plaque d’immatriculation de la voiture de Steven. L’auteur de l’œuvre originale est éparpillé dans l’histoire comme le géant est éparpillé dans ville.

Un hommage, donc ? Peut-être. Et pourtant, il y a là quelque chose de particulièrement « malaisant » dans cette digestion du géant par la ville, dans cette transformation du géant en totems, décorations et ornements. Un malaise qui atteint son climax au moment où l’on apprend que l’organe génital du géant est conservé et exposé par un cirque local, attribué à tort à une baleine. Plus qu’une seconde vie pour géant, cela ressemble plutôt à une seconde mort.

Comme le géant qui renvoie à l’homme sa propre image, le monstre, que nous évoquions tout à l’heure, nous renvoie, comme un miroir, une fois de plus à nous-même. C’est sûrement de là que provient la fascination-répulsion envers les créatures monstrueuses, ou envers ceux que l’on qualifiait de monstres car ils n’avaient pas une apparence « normale » pour les critères d’une époques et qui été moqués, rejetés ou transformés en objets d’amusement, en créatures de spectacle, comme à l’époque des Freakshow, spectacles où l’on exhibait comme des créatures de foire des personnes qui étaient en réalité atteintes de pathologies diverses.

Qui est le monstre ? Est-ce le géant, ou les habitants ? Qu’est-ce qui est monstrueux ? La grandeur de cet homme échoué, ou la multitude, la foule qui abîme, dégrade, profane, souille, dévore, digère tel les oiseaux d’Hitchcock?

C’est d’une part le rapport entre l’homme et son environnement qui est questionné ici et ce n’est surement pas un hasard si l’organe génital du géant est attribué à une baleine, animal mystérieux et spectaculaire, longtemps objet de traque et de chasse, dont chacune des parties est utilisée ou consommée. Certaines villes et régions ont bâti leur richesse et leur réputation sur cette chasse, on a vendu dans ces régions toutes sortes d’objets, sur les marchés, issus de cet animal, et, une fois sa chasse interdite, on l’a remplacée par le « tourisme baleinier ». Beaucoup d’échos à notre épisode n’est-ce pas ?

Si le géant est une baleine, on peut alors considérer sa mort différemment : faire s’échouer une baleine en la poussant vers le rivage est une des techniques les plus anciennes de chasse à la baleine. De nos jours, un nombre restreint de pays pratique encore la chasse à la baleine mais le fameux « suicide » présumé des baleines retrouvées sur des plages ça et là nous indique que nous n’avons pas fini de nuir à cette nature même lorsque nous prétendons par ailleurs protéger : les baleines ne se suicident pas : il semblerait qu’elles soient davantage victimes de désorientation par des ondes et de la polution sonore qui perturbe leur communication et les conduisent à la mort…

Je vous invite encore une fois à consulter la version écrite de l’épisode, je vous linkerai un épisode de podcast de France Culture où le grand Michel Pastoureau parle de la baleine de manière passionnante comme d’habitude.

Alors, que nous montre le monstre ici ? De quel malheur le géant-baleine échoué est-il le signe avant-coureur ? Quand on sait que la conservation des baleines pourrait s’avérer être « un outil vital pour lutter contre l’augmentation des émissions carbone ».

Enfin, on ne peut s’empêcher de voir en tout ça une réflexion sur les effets déshumanisants du spectacle consommé en masse qui se désintéresse rapidement de son objet une fois qu’il a fini de s’amuser et de le dégrader. D’une manière allégorique et quelque peu anticipatoire, on y voit un écho au traitement médiatique des évènements : chaque évènement tragique se trouve rapidement objet de curiosité malsaine, de divertissement, chaque histoire est déformée, découpée, réécrite, utilisée, instrumentalisée, sans intérêt particulier pour les êtres dont il était question, puis digérée, oubliée, remplacée par autre chose, encore et encore. Alors, maintenant, lequel des deux est le monstre ? Le géant, ou les spectateurs ? Qu’est-ce qui est le plus monstrueux ? Les propositions spectaculaires du géant, ou la monstruosité banale d’un spectacle consommé en masse, sans autre émotion et motivation que le plaisir égoïste du consommateur ? Comme dans beaucoup d’histoires, le monstre n’est pas forcément celui que l’on croit.

Lorsque j’ai vu le corps échoué de ce géant sur la plage, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à certaines images emblématiques de la crise migratoire à laquelle nous sommes confrontés, et aux images de corps échoués, sans véritable identité, sans autre histoire que celle de leur mort. Ces images-choc, comme celles du petit Aylan, dont le corps est retrouvé échoué sur une plage turque en 2015, occupent l’actualité de manière exclusive pendant un laps de temps, sont instrumentalisées avant d’être oubliés, remplacées par de nouvelles images, d’autres corps anonymes, échoués sur d’autres plages, tués dans d’autres guerres et exhibés comme autant de totems, de trophées, utilisés comme de nouvelles armes, dans une perte de sensibilité générale glaçante.

La question de l’intégration des restes du géant à l’architecture de la ville et celle de l’exhibition grotesque de son organe sous un chapiteau renvoient quant à elle à des questions sociétales et éthiques liées au corps qui ont leurs échos dans des affaires parfois médiatisées comme l’utilisation de restes humains pour la science lorsque ceux-ci ne sont pas respectés et traités comme des corps humains ou encore la question de la marchandisation des corps et du voyeurisme.

Au début des années 2000, certains s’en souviendront probablement, l’exposition « Our body », « à corps ouvert » déclenchait une polémique pour mettre en scène des cadavres humains disséqués dans différentes situations (certains jouaient aux échecs, d’autres faisaient du vélo), mettant en évidence les nerfs et les muscles notamment, mais posant des questions éthiques de provenance des corps, de confusion des aspects scientifiques et de divertissement et de voyeurisme. Une pétition contre l’exposition avait mené à sa fermeture définitive pour « atteinte illicite au corps humain » via des « mises en scène déréalisantes » portant atteinte au respect des corps. Une loi du 19 décembre 2008 indique que le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort et que les restes des personnes décédées doivent être traités avec respect et décence.

À la fin de l’épisode, alors qu’ « on » se souvient du géant comme d’un espèce de monstre marin, Steven « rêve souvent de sa résurrection », il rêve qu’il se réveille un jour et parte à la recherche des fragments de lui-même dispersés dans la ville, avant de retourner vers la mer et de repartir.

Pour Steven, comme initié au mystère du géant, celui-ci est encore bien vivant, tandis que pour tous les autres, il n’est plus qu’un lointain souvenir.

Cet épisode, outre le fait d’être une prouesse technique et esthétique, nous laisse avec davantage de questions que de réponses, et c’est une des raisons pour laquelle il est si réussi.

Encore une fois, comme souvent dans Culture bis, l’extraordinaire nous invite à repenser l’ordinaire. Je ne sais pas qui est ce géant, d’où il vient, ni même s’il était réel, mais d’une certaine manière je lui suis reconnaissante de s’être échoué dans cet épisode : si j’ai voulu le considérer comme un double de nous-même et me reconnaître en lui, il m’a montré la foule et j’ai alors compris que sa mort était en quelque sorte sacrificielle : ce que sa mort nous montre, c’est encore nous-même. C’est l’étrangeté en nous, qui nous invite à nous redemander une fois de plus qui nous sommes et ce que nous sommes. Ce que sa mort et le destin de son corps pointent du doigt, c’est cette envie trop humaine de se réapproprier et ce sur quoi son sacrifice nous éveille, c’est le pouvoir anesthésiant du divertissement, transformant tout événement si singulier et important soit-il en quelque chose de comestible et de consommable, en objet de fun puis en grande victime de l’oubli.

Finalement dans cet épisode, tout s’entremêle : le banal et le spectaculaire, la mort et la vie, l’horreur et la fascination, le vivant et l’inanimé, l’utilité et la futilité, le singulier et l’universel, dans une sorte de commentaire mélancolique sur ce que nous sommes, sur ce qu’être humain veut dire, en même temps que d’une méditation sur un monde vivant qui ne fait que se métamorphoser, passer de forme à forme, se réinventer, se bricoler, se reconfigurer.

Il semblerait que le géant n’ait pas laissé d’empreinte que dans cette ville fictive, mais qu’il en ait aussi laissé dans mon esprit, et peut-être qu’il en aura aussi laissé dans le vôtre.

À la fin de cet épisode, alors que je m’apprête à reprendre le cours de ma vie et à vaquer à mes occupations, à retourner à mes divertissements, j’ai l’impression de voir le géant revivre et partir rassembler les restes de son corps éparpillés en ville puis repartir vers l’horizon, me laissant à l’endroit exact où je me trouvais avant son apparition, mais différente, comme initiée à un mystère que je ne comprends pas.

Pour aller plus loin :

Article Le bon vouloir des restes humains à être exhibés

Podcast France Culture La baleine : fragile héritage (Michel Pastoureau)

Chapitre du livre LANGAGES ET MÉTAPHORES DU CORPS DANS LE MONDE ANTIQUECorps iliadiques, corps héroïques

France Culture : La longue conquête des plages : lieux de peur, d’expériences médicales et de vacances

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CULTURE BIS (podcast + articles) - S. Macaigne

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